Bourreau d'un bord de l'océan, victime de l'autre

Certaines langues sont facilement classables comme des langues minoritaires. Pour d'autres, comme le français, une nuance s'impose.

Jeanne Durrieu

3/18/20244 min read

Certaines langues sont faciles à catégoriser comme des langues minoritaires ou minorisées. Il est évident pour chacun que le navajo, le drehu ou même le same du nord sont des langues minoritaires, qu’elles sont marginalisées, qu’elles n’ont bien souvent que leur communauté sur qui s’appuyer, ne sortent que très peu de leurs propres frontières, n’ont pas de statut et encore moins de pays à elles.

Mais il existe d’autres langues qui se retrouvent coincées entre deux empires et qui font face à d’autres défis. Ces langues-là demandent une compréhension encore plus fine des dynamiques socio-économiques et elles demandent de comprendre en profondeur la diglossie, ce phénomène où deux variétés ou deux langues sont opposées, l’une étant vue comme supérieure à l’autre.

C’est notamment le cas du français, langue schizophrène s’il en est. Tous les héritiers du breton, basque, occitan ou drehu connaissent les dommages du rouleau compresseur qu’est la langue française, la difficulté et la force qu’il faut pour le combattre pour ne pas mourir.

Il serait alors facile de classifier cette langue-là comme une langue colonialiste, impérialiste et qui méprise la diversité linguistique, et seulement de cette manière. Mais, lorsque notre regard se tourne de l’autre côté de l’océan, la réalité est toute autre et une nuance s’impose.

L’Histoire étant ce qu’elle est, les ambitions coloniales françaises ont laissé derrière elles des peuples entiers qui usent sa langue, mais qui ont depuis longtemps été déchu du prestige qui l’accompagnait. Ils ont gardé cette langue, non pas comme une relique du temps des colonies, mais plutôt comme leur seul lien avec la terre d’où leurs ancêtres sont venus.

La langue française en Amérique du Nord n’amène pas avec elle cette profonde volonté d’uniformité, ce désir de vouloir anéantir les peuples environnants. Non, cette langue est différente, mêlée d’histoire, de rencontres et d’espoirs d’un monde atteint par désir d’échapper à un sombre destin.

Il semble presque saugrenu de dissimuler leurs différences en utilisant le seul mot de « français », de ramener au même niveau une langue utilisée pour annihiler la diversité linguistique et une autre qui a vécu pendant des centaines d’années dans la honte, l’intimidation et le mépris.

Ceux d’entre vous qui connaissent ces contrées où les francophones ont résisté, envers et contre tout, aux pressions d’un autre empire colonial savent de quoi je parle. Ils savent ce qu’il en coûte de se tenir debout devant l’Empire qui ne dormait jamais, un Empire que seul Gandhi a réussi à faire fléchir, le payant de sa vie.

Que ce soit les Cadiens, les Créoles, les Québécois, les Acadiens, les Manitobains ou même les locuteurs disparus du français du Missouri, tous ces peuples ont en commun d’être vus comme un problème à résoudre, comme un caillou dans une chaussure autrement parfaitement blanche, protestante et anglophone.

C’est aussi pour cela que tous ces peuples comprennent les luttes des Corses à l’autre bout de l’océan, des Osages plus proches d’eux, de tous ces peuples à qui on lançait des insultes, ces peuples dont on rabaissait la langue ou la parlure dans le seul but de finalement les faire taire, les faire se fondre dans la masse et disparaître. Ils connaissent le discours de parents qui refusent de transmettre leur langue, de peur de voir leurs enfants relégués aux basses besognes, aux emplois durs et ingrats auxquels les limiterait cette langue crasse.

Les Québécois se souviennent de ces sévices, ils l’ont même inscrits sur leur plaque d’immatriculation. Ils se souviennent du rapport Durham qui prônait leur élimination totale dans la tradition impérialiste du Rapport Grégoire. Ils se souviennent des « Speak White » crachés au visage lorsqu’ils osaient parler dans la langue de leurs ancêtres et de leur Dieu.

Les Cadiens, eux, se relèvent comme après une déflagration et regardent les punitions qu’ont subies leurs parents, les règles sur lesquels ils devaient s’asseoir pendant de longues minutes, des lignes à écrire au tableau qui punissaient ceux et celles qui osaient parler la seule langue qu’ils connaissaient.

Les Acadiens, déportés afin de céder leur place à ceux qui méritaient les parcelles de terre, ceux qui parlaient la bonne langue. Les Manitobains mis à l’écart et méprisés pour avoir osé se mêler aux autochtones présents sur place, privés de la moindre éducation dans leur langue pendant près d’un siècle.

Et après tout ça, ces mêmes peuples continuent de se faire comparer et corriger face à un français « propre », un français non souillé de défaites et de soumission. Ce français vu trop souvent comme la seule variété valable, non teintée par le métissage, les échanges et les luttes trop proches de la terre de ces habitants d’un monde autrefois nouveau. Celui-là même qui vient parfois s’immiscer dans leurs affaires, et qui vient amener la civilisation, avec le même réflexe qui est maladivement le sien depuis plus de 300 ans.

Après tout, pendant des siècles, les anglophones comme les curés venaient leur expliquer que leur parlure à eux n’étaient que celle des gueux, des gens qui n’avaient pas d’éducation. Un comble pour une langue née d’une révolution populaire, si rapidement oubliée. Ils se son fait dire que leur langue au complet était "broken", qu’il fallait, pour la réparer, que le salut s’en vienne de l’autre côté de l’océan.

Aujourd’hui, beaucoup de ces peuples luttent pour un peu de répit, pour le droit d’exister, pour la survie de leur langue, mais aussi de la culture qu’ils ont construite à force de labeur, une langue et une culture riche, unique et propice à la littérature et de valeur égale à celle du français dit standard. Il convient alors de faire la différence entre leur lutte et celle des vestiges de l’impérialisme français. Il s’agit là d’autre chose. Il s’agit de peuples qui ont trop longtemps été pris pour cible à cause d’une langue qui leur ressemble, une langue dont ils devraient être fiers.

À ceux qui ont été humiliés, ridiculisés ou même pendus pour avoir défendu leur langue, leur unicité et leur culture, peu importe la langue qu’ils parlent.