Et toi tu sers à quoi?

On vous a déjà demandé à quoi servait votre langue? Moi aussi, alors j'ai décidé de leur répondre.

OPINION

Fred Arnaud

11/13/20253 min read

Ça sert à quoi le français québécois? Ça sert à quoi le breton? Ça sert à quoi l’atikamekw? Ça sert à quoi de sauver des langues qui ont fait leur temps? Et toi tu sers à quoi? C’est quoi ces questions-là qui se veulent réfléchies, pragmatiques, mais qui ne font rien d’autre que démontrer le manque de recul et la pauvreté de compréhension des idiots utiles qui les posent?

Ils arrivent comme on demande le temps qui fait, avec leur air de comptable pour savoir la valeur que ma langue a dans leur monde marchand. « Ça sert à quoi? » Tu parles d’une question vide, comme si toute notre vie ne se comptait qu’en usages, en dollars. Comme si notre vie était utile, comme si quoi que ce soit était vraiment utile. Et nous-autres, les caves, on rentre dans le jeu, on cherche à leur expliquer dans un langage qu’ils comprennent à quoi sert notre patrimoine, notre héritage et notre identité même. On justifie l’existence de nos pères, on leur trouve une valeur. On essaie, tant bien que mal, de trouver la réponse qui les satisfera, qui leur fera voir que notre langue a sa place dans ce monde, qu’elle n’est ni accessoire ni facultative. On se dit qu’à force de chercher on finira bien par trouver une réponse qui leur plaira.

On leur parle de poésie, de contes, de cœur et de résilience, et eux nous répondent avec le commerce international, la diplomatie et le prestige colonial. Il est là le problème : on n’a pas la même vision de la vie. Ils la voient comme une course, une course à l’armement, aux dollars. Ça joue à qui a la plus grosse économie, qui a la plus grosse armée, qui a la plus grosse. Alors en effet, ma langue elle n’a pas d’armée, elle ne fait pas de diplomatie. Certaines n’ont même pas de littérature. Mais, de la même manière que certains ont des yachts et d’autres n’ont même pas un vélo, je doute que ce soit une manière fiable de juger de notre valeur ou de notre utilité respective.

Ma mère avait de la misère à lire, elle aurait été bien incapable de vous dire qui était Picasso. Est-ce que ça veut dire qu’elle avait moins d’utilité qu’un Proust? J’en doute. Ma mère elle était mon monde, même si pour certains elle était accessoire ou inutile, ça rend pas sa vie, ses mots et ses câlins moins précieux. Ben ma langue c’est pareil. J’m’en câlisse de ce qu’ils en pensent ou de leurs jugements de valeur, ma langue elle me sert à moi. Elle me sert à vivre, à aimer, à envoyer chier, à maudire ou à encenser. Ma langue elle me sert à faire l’amour, parfois la guerre, elle sert à dire à mes enfants que je les aime, à d’autres que je les haïs, mais par-dessus tout, elle me sert à exister.

C’est elle qui tient la mémoire de mon peuple, elle braille, elle s’enflamme, elle apaise, elle se souvient. Elle se souvient des pensionnats, des interdictions, des humiliations. C’est gravé au fond d’elle ce qu’on lui a pris. Elle a survécu à tout ça, pis elle parle encore. Elle raconte notre histoire, même celle qu’on a oubliée. Elle trahit tous nos petits secrets, elle en dit toujours plus que ce qu’on voudrait. Elle nous lie bien plus qu’elle nous divise, elle nous rappelle ce qu’on a en commun et nous sert à bâtir des ponts par-dessus ce qu’on a de différent.

Ma langue elle sert à quelque chose parce qu’elle existe, parce qu’elle me fait vibrer l’âme la journée longue. Ma langue elle est belle même quand elle sert à rien n’en déplaise à tous ces comptables qui essaient de trouver une utilité objective à tout ce qui nous entoure et qui semblent avoir ce don de rendre accessoire tout ce qui fait que la vie mérite d’être vécue.

Alors moi, personnellement, je vais arrêter de répondre à ce genre de question, de rentrer dans ce jeu stérile. Parce que quand on réduit tout et tout le monde à son utilité, aux cases remplies dans un fichier Excel, y’a plus grand-chose qui semble avoir de la valeur et tout ce qui est au cœur même de notre humanité devient trivial et interchangeable. Notre parlure devient produit, notre culture devient une attraction touristique et nos souffrances deviennent un spectacle. On en vient jusqu’à prostituer notre langue pour la faire paraître plus attrayante dans ce bordel. On la dévoie, on essaie de la corriger, on la maquille pour plaire à des aveugles. On essaie d’impressionner du monde qui ne parle pas les mêmes valeurs que nous.

Alors vous savez quoi? Nous-autres on va vivre, pis vous, on va vous laisser compter.