L'avenir dans les mains des anciens

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les aînés de nos communautés sont une pièce maîtresse de l'avenir de notre langue, qui se relève après des siècles de maltraitance. Ils possèdent les connaissances dont la jeune génération a désespérément besoin et, à force de bienveillance et de pansement de plaies, la langue reprend son souffle et se relève, plus fièrement que jamais pour montrer au reste du monde que, malgré les sévices et les abus, nous sommes toujours là.

Jeanne Durrieu

4/18/20245 min read

Un fossé dans la transmission

Pour beaucoup de gens de ma génération, ceux nés entre 1980 et 2010, il y a un fossé dans la transmission. Souvent, nos grands-parents, voire nos arrière-grands-parents, maîtrisaient parfaitement la langue ancestrale et, petit à petit, cette connaissance s’est étiolée et les voix se sont tues pour finalement donner des générations, la mienne et les suivantes, muettes, incapables de prononcer plus que quelques expressions figées dans une langue qui aurait dû être la leur.

Nos parents, trop occupés à faire face aux réalités d’un monde qui fantasme sur l’uniformisation la plus totale, n’ont pas pris le temps ou n’avaient pas envie de nous transmettre une langue vue de part et d’autre comme un fardeau, comme un handicap social qui nous priverait d’un avenir autrement radieux. Ils ont été les victimes d’un discours omniprésent contre lequel il était difficile de résister, ils n’ont pas compris l’impact que leur silence aurait sur nous, sur eux et sur leurs propres parents.

Que ce soit par maladresse ou par ignorance, le résultat est le même. Nous sommes des millions à ne pouvoir que vaguement bredouiller notre langue. Nous sommes amnésiques, nous cherchons à tâtons notre place dans un monde complexe, coincés entre notre réalité linguistique et nos origines, pris avec ces expressions figées qui ont bercé notre enfance.

Une différence qui ne laisse pas indifférent

J’ai souvent vu des personnes dans la vingtaine soudainement réaliser qu’ils ne sont pas tout à fait comme les autres membres de leur pays. Souvent ça prend un déménagement, un changement de paradigme, une confrontation à l’altérité afin de se rendre compte que, même si en apparence nous sommes identiques à nos compatriotes, en réalité, nous reposons sur un substrat différent. Notre nom de famille ou celui de nos grands-parents est parfois la première étincelle de curiosité, le premier grain de sable dans cette illusion d’unité. Pour moi, ça a été un ensemble de mots que je croyais communs à toute la francophonie, qui laissèrent des francophones d’un bord et de l’autre de l’océan cois et dubitatifs de la qualité de ma langue. Ça a été mon nom de famille, qu’il fallait sans cesse épeler à quiconque ne venait pas de ma région. Quelques fois encore, c’est un accent, une certaine prononciation qui est souvent l’objet de moquerie, qui est utilisé contre nous pour nous faire sentir différent, presque honteux de porter malgré nous des traces de nos origines. Tout ça éveille en nous ce questionnement, cette envie de comprendre notre différence.

Et après quoi? Une fois qu’on sait qu’on est différent de par notre héritage, une fois qu’on a compris qu’on a perdu une partie de nous-mêmes sans même vraiment s’en être aperçu, sans même savoir où elle est partie, qu’est-ce qu’on fait? C’est souvent à ce moment-là que, tel un saumon, on tente de remonter à la source, de retracer où la langue s’est perdue et d’aller chercher son dû. C’est généralement à la porte des grands-parents que l’on se retrouve à cogner, si tant est qu’il ne soit pas trop tard et que le temps ne les ait pas encore effacés. Parfois, l’injustice de la vie nous en prive et on se tourne avec vers le grand-père ou la grand-mère de quelqu’un d’autre tout en faisant le deuil de ce pan de notre identité profonde qui s’est éteint en silence un soir d’avril.

La charge de la dernière chance

C’est une course contre la montre cruelle, c’est le lot des nouvelles générations qui héritent bien malgré eux d’une langue qui leur est inconnue. Car, même si on réalise tout ce qui est en train d’être perdu avant que les aînés soient partis définitivement, le temps reste compté et il y a une limite impérative et irrépressible nous pressant d’absorber le plus d’informations possibles sur ce pan de notre identité qui s’éteindra en même temps que les anciens et qui laisse derrière elle des regrets qui ne disparaîtront jamais vraiment.

Ce n’est pas un hasard si l’écrasante majorité des langues qui disparaissent aujourd’hui s’éteignent en même temps qu’une personne âgée. Ce sont elles qui portent le destin de langues en danger critique, délaissées par les générations suivantes. Et si ces langues disparaissent à travers eux, c’est aussi toujours avec eux qu’elles renaissent. Que ce soit le Maori avec les marae, les grands-parents têtus de Louisiane ou la bienveillance des aînés cherokee, il est indéniable que la survie et la revitalisation d’une langue minoritaire passent par eux. Ce sont souvent eux les derniers à maîtriser la langue de façon native, eux qui savent d’instinct la grammaire appropriée, qui connaissent tous les mots et les nuances qui les séparent et eux qui sont les gardiens d’une prononciation exempte de toute contamination avec la langue dominante.

Alors si vous vous réappropriez une langue perdue, chérissez vos grands-parents et surtout parlez-leur, apprenez d’eux. Ils peuvent vous enseigner votre langue bien sûr, mais ils peuvent aussi vous montrer, parfois malgré eux, comment éviter que la langue ne se perde à nouveau et comment épargner à vos enfants le labeur / la tâche ingrate de devoir réapprendre une langue qui aurait dû être la leur. Ils vous apprendront ce qui en coûtait de parler leur langue, ils vous permettront de comprendre pourquoi vous devez la réapprendre et la transmettre à votre tour.

Et vous, les grands-parents, parlez-nous (de) votre langue, ne croyez pas ce que l’école et les pensionnats ont essayé de vous inculquer; votre langue est belle, elle est utile, elle a autant de valeur que cette autre langue dont on vous a tant vanté les vertus civilisatrices. Votre langue mérite d’être transmise. Elle ne nous empêchera pas de réussir et nous nous moquons des éventuels stigmates qui pourraient l’accompagner. Nous avons cette force d’une jeunesse sur le point de tout perdre. La voix de votre mère, et de sa mère avant elle, mérite d’être transmise et de continuer à résonner à travers les siècles. Ne méprenez pas notre timidité et notre difficulté à briser un silence qui a commencé à votre époque pour un désintérêt de notre part, et souvenez-vous de ce fait crucial: personne ne naît en méprisant sa langue, il s’agit d’un comportement acquis, à coups de règle sur les doigts. La soi-disant qualité de votre langue n’a jamais été le problème, le désir maladif d’uniformisation d’un Empire est le problème.