Aujourd’hui, la moitié des langues existantes sur la planète perdent des locuteurs et une langue disparaît à chaque deux semaines. C’est un fait, des langues s’affaiblissent et disparaissent. Bien sûr, il s’agit-là d’une disparition pudique, discrète et invisible. Après tout, une langue s’éteint bien souvent dans le silence du décès d’une personne âgée. Les langues en danger sont bien souvent des langues qui ont cessé d’être utiles dans la vie quotidienne, des langues peu à peu remplacées par une autre, plus populaire, plus prestigieuse. On pourrait alors se demander pourquoi les sauver, et si cela en vaut la peine. Après tout, certains spécialistes comme Kenan Malik considèrent qu’il ne s’agit là que du mouvement perpétuel de la vie, et qu’il est vain, voire ridicule, de tenter de sauver des langues dont l’utilité est absente.
Néanmoins, cette vision utilitariste des langues ne prend pas en considération la réalité linguistique du monde qui nous entoure ou bien l’ampleur des différences qui existent entre les langues. En s’intéressant aux faits, on s’aperçoit bien rapidement que la mort de n’importe quelle langue est une perte immense pour n’importe quelle personne curieuse sur la nature humaine.
Comment les langues influencent notre vision du monde
En effet, chaque langue est un trésor de créativité et d’histoire culturelles et linguistiques. Une langue permet de comprendre à la fois la culture qui l’a fait naître mais sa compréhension nous permet également de remettre en question nos a priori sur l’espèce humaine et ses capacités. Il est donc erroné de penser qu’une langue donnée n’est la responsabilité que des descendants de ses locuteurs.
Prenons l’exemple du Pirahã, une langue qui mériterait son propre article. Il s’agit de la dernière survivante des langues mura, elle est parlée par quelques centaines de personnes en Amazonie. À elle seule, cette langue a remis en question beaucoup d’éléments que les linguistes prenaient pour acquis. Voici quelques-unes de ses caractéristiques : il n’existe, dans cette langue, aucune notion de nombre ou bien de chiffre. Tout ce qui entoure ce peuple se divise en deux catégories : beaucoup ou peu. Pour eux, qu’il y ait un gros poisson ou bien beaucoup de petits poissons revient au même. Le concept de compter leur est totalement étranger et bizarre. Le passé non plus n’existe pas, tout comme les mythes fondateurs. Toutes ces spécificités ont permis d’identifier différents liens entre langue et cognition, entre la façon de parler et la façon de concevoir le monde qui nous entoure.
Sans cette langue-là, sans d’autres langues extrêmement minoritaires, aurions-nous même su qu’il était possible pour les êtres humains de ne pas comprendre le principe de l’arithmétique, de ne pas voir les couleurs comme un élément essentiel à notre compréhension du monde? Combien de langues n’avons-nous jamais connue et qui pourrait à leur tour nous révéler d’incroyables faits sur notre propre façon de penser et sur des capacités mentales que notre langue nous cache?
Tous ces éléments, qu’on peut trouver surprenants, à juste titre, sont pourtant une réalité pour une partie des êtres humains sur cette planète. Quelque chose qui peut nous sembler évident peut être tout à fait saugrenu pour quelqu’un d’autre. C’est justement ce changement de perspective et cette remise en question perpétuelle de ses propres a priori que permet la diversité linguistique.
Prenons l’exemple d’une langue bien connue : l’anglais. Un anglophone « is thirsty » (traduisez par « être assoiffé ») alors qu’un francophone « a soif ». De la même manière, on peut voir deux conceptions radicalement différentes du monde dans l’expression « tu me manques » et « I miss you ». Ce qui, d’ailleurs a tendance à occasionner des erreurs des deux côtés, chacun trouvant la logique de l’autre défaillante et imparfaite.
Peu importe à quel point deux langues peuvent sembler banales, déjà vues et sans aspérité, chaque langue sur la planète est une expression unique d’un point de vue, d’une conception de la vie et des défis auxquels ont fait face leurs locuteurs. Là où un occitan pourrait voir comme trivial le fait d’avoir plusieurs noms pour la glace, un inuit, lui, y voit la différence entre tomber dans un lac gelé ou non.
Des outils pour la préservation de la biodiversité
Cette richesse n’est d’ailleurs pas utile seulement pour les linguistes ou les personnes curieuses d’en apprendre plus sur la nature humaine, elle est aussi utile dans d’autres domaines scientifiques. Les langues transportent dans leur vocabulaire souvent plus qu’on peut le penser au premier abord. La langue nivkh, qui est parlée par environ 200 personnes en Sibérie, est une source inestimable de connaissances sur la faune, la flore et les coutumes locales. Son étude permet de comprendre bien des choses que la science seule ne permettrait pas de comprendre aussi rapidement.
Lutter contre l’homogénéisation culturelle
Enfin, les langues en danger ou minoritaires sont généralement liées à des communautés marginalisées et à des modes de vie traditionnels, menacés par la mondialisation et l’homogénéisation culturelle. Une langue différente n’est pas seulement un ensemble de règles et de mots différents des autres, mais c’est une façon à part entière de concevoir le monde et son fonctionnement. Un avantage notable de la diversité est qu’elle permet de résoudre des problèmes plus facilement et plus efficacement. Combien de fois vous êtes-vous cassé la tête sur un problème qui semblait n’avoir aucune solution pour que quelqu’un d’autre arrive et le résolve en quelques secondes? Pourquoi cette personne a-t-elle réussi là où vous aviez échoué? Tout simplement parce que cette personne a vu le problème différemment, selon son propre prisme, selon sa vision de la vie. Bien que, au point de vue individuel, nous ayons tous une vision différente, cette différence est décuplée lorsque deux personnes ne partagent pas la même langue.
Comment sauver les langues en danger ?
Il n'y a pas de solution simple ou universelle, mais il existe des stratégies qui ont été couronnées de succès. Tout d'abord, il est crucial d'impliquer les locuteurs eux-mêmes dans la préservation de leur propre langue. Les communautés qui sont les plus investies dans la revitalisation de leur langue sont celles qui sont les plus susceptibles de réussir. Il est également important de fournir des ressources pour la documentation et la préservation de la langue, telles que des matériaux d'enseignement, des archives de langue et des programmes de formation pour les linguistes et les locuteurs de langue. Enfin, la promotion de la diversité linguistique et de la valeur des langues en danger auprès du grand public est essentielle pour sensibiliser aux enjeux et susciter un soutien pour la cause.