Comment transmettre ce qu’on a perdu?

Que se passe-t-il une fois qu'on commence à se rendre compte de ce que l'on est sur le point de perdre? Ce qu'on a pratiquement déjà perdu? Comment peut-on espérer transmettre une culture et une langue qui nous sont à la fois familières et étrangères?

Jeanne Durrieu

7/30/20246 min read

Le 21e siècle est un moment crucial pour la survie de beaucoup de langues. Entre la globalisation accélérée, la rapidité des communications, le fait que le monde entier est connecté, le rôle des langues a changé. Certaines langues sont devenues mondiales, elles tiennent entre leurs mains l’avenir de dizaines de nations. On les parle, on les apprend, on les met de l’avant. Mais d’autres se sont faites plus discrètes, on entend parfois qu’elles sont moins utiles, moins efficaces, moins adaptées aux réalités modernes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’UNESCO a établi que, si rien n’est fait, la moitié des langues parlées aujourd’hui disparaîtront d’ici 2100 (soit environ 3 000 langues). Ces langues-là continuent malgré tout d’exister. Ce sont les langues qui ont réussi à survivre, malgré tous les sévices subis, les interdictions, les censures. La plupart des peuples sont aujourd’hui sortis de l’époque des pensionnats, des punitions, de la vache et du signal. Et maintenant que la honte est partie, la survie de ces langues est dans les mains de ceux qui veulent la sauver.

Les diverses initiatives ont porté leurs fruits, cette génération s’est réveillée, elle a vu la fin annoncée d’une culture et d’une langue auxquelles elle est attachée, elle a senti tout le poids de la responsabilité d’être la dernière chance d’une langue qui se meurt, d’être celle qui doit transmettre à tout prix aux suivants. Et maintenant quoi? Que se passe-t-il une fois que l’on devient conscient de tout ce que nous avons à perdre? Qu’arrive-t-il lorsqu’on voit la vague d’extinction venir vers nous?

Mais s’il suffisait simplement de le vouloir, toutes ces langues ne seraient pas en danger.

Malheureusement pour ces milliers de cultures, une langue ne se sauve pas par une simple conscientisation, surtout lorsque les adultes ne la maîtrisent plus. Une langue ne se sauve pas à travers des actes quotidiens et simples comme trier ses déchets ou prendre le vélo pour aller au travail.

Alain, Jim, Clémence et Megan savent qu’ils veulent sauver cet héritage, ils savent qu’ils sont la dernière barrière entre cette culture, cette langue et le déclin le plus total. Tous veulent éviter que cet héritage devienne une statistique de plus, une langue de plus sur le long mur de celles qui ont péri.

Mais comment faire? Bien entendu, ils savent que la pérennité d’une langue passe obligatoirement par les générations suivantes. Ce sont elles qui ont besoin d’entendre cette langue, de voir ces danses, de comprendre les valeurs qui ont guidé les pas de leurs ancêtres. Et c’est à ce moment-là que l’émotion la plus tétanisante nous saisit : la terreur. La terreur de devoir transmettre quelque chose que nous-mêmes ne comprenons pas, une langue que nous ne parlons pas, tous ces éléments qui nous ont bercé(e)s durant notre enfance mais auxquels nous n’avons pas suffisamment prêté attention avant l’heure des funérailles.

Face au gouffre

Et nous nous retrouvons là, devant la fin d’une langue, la fin d’une culture, sans même être capables d’articuler plus que quelques mots inutiles à cette prochaine génération, celle qui nous regarde et qui attend de recevoir la culture qui devrait être la leur. Nous savons tous qu’ils ne pourront pas se contenter d’une comptine, que la langue tout entière ne survivra pas dans une ritournelle enfantine.

Nous devons grandir en même temps qu’eux. Enseigner sans avoir nous-mêmes eu de précepteur. Les plus chanceux d’entre nous ont eu un grand-parent qui a tenté de nous apprendre les soubresauts d’une culture qui aurait pourtant mérité tellement plus. Parfois des mots nous sont parvenus, des phrases figées, des expressions. Mais la froide vérité des faits nous ramène à la dure réalité, les comptines, les expressions et les chansons folkloriques ne suffiront jamais pour garder notre langue et notre culture en vie. Cette génération connectée, branchée sur les études sait que les demi-mesures ne font que prolonger une mort lente et annoncée. Nous ne savons que trop bien que, pour que notre langue perdure, nos enfants ne pourront pas avoir une langue folklorique, une langue de tiroir, une langue qui ne sert même plus à communiquer.

Parfois, nous aimerions l’ignorer. Nous aimerions nous convaincre qu’une langue peut survivre sans avoir aucune utilité concrète, qu’une langue peut se conserver en étant utilisée que dans des salles de classe. Mais c’est inutile, nous savons que nous devrons élever une génération qui, comme nos grands-parents, parfois nos arrière-grands-parents, devra parler cette langue-là de façon native, sans hésiter, sans rougir. Nous savons que nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre que quelques esprits curieux passent des années sur les bancs de l’université afin de reconquérir maladroitement une langue qui leur est devenue étrangère.

Nous devons être la génération qui leur parle, qui leur enseigne, qui prétend que tout est normal et que nous ne sommes pas terrifiés d’hériter de la tâche de leur parler une langue que nous ne sommes pas né(e)s en parlant.

L’ampleur de la tâche est considérable. Parler à nos enfants, parler une langue, parler d’une culture, parler de valeurs qui ne font pas tout à fait partie de nous, mais qui nous sont indissociables. Leur faire croire que nous sommes à l’aise dans cette langue qui nous accuse d’être un imposteur dès qu’elle sort de notre bouche. Cette langue, que beaucoup d’entre nous ont honte de parler, non pas parce que nous avons peur d’attirer les foudres d’un professeur zélé, mais parce que nous avons honte de notre accent, de nos mots, de nos hésitations. Nous nous sentons étrangers dans une langue qui exprime pourtant notre nom de famille, une langue qui aurait pu, qui aurait due, être naturelle pour nous.

Je ne compte plus toutes les fois où j’ai entendu des excuses provenir de la bouche de ceux qui ont pourtant fait le plus d’efforts pour utiliser une langue, pour en être fiers. On s’excuse de ne pas bien parler, de ne pas avoir le bon accent, de ne pas comprendre comment utiliser la grammaire de cette langue qui semble perpétuellement nous échapper. On en vient à douter de notre propre nom, de notre adéquation dans une culture qui semble continuellement nous démontrer le fossé que le temps et la honte ont creusé entre elle et nous.

Mais comment faire?

Alors, je vous le demande : comment élever des enfants en ayant honte de nos propres erreurs? Comment passer outre cette honte, outre ce constant sentiment d’imposture? Comment dépasser cette timidité qui pourrait leur faire croire que notre manque de vocabulaire est un manque d’intérêt?

Tous ces défis sont propres à cette génération, fière et pourtant si peu sûre d’elle, cette génération qui aimerait revendiquer ses racines et sa langue mais qui se retrouve souvent confrontée au regard austère d’une génération qui elle se sent chez elle dans ces expressions et dans ces accents.

Mais, dans ce tableau qui pourrait sembler sombre et sans espoir, il ne faut pas oublier l’incroyable résilience humaine. La résilience des centaines de langues et de cultures qui se sont relevées après des siècles de colonisation. La résilience de tous ces peuples qui sont sortis des pensionnats, qui ont brisé ces chaînes, éclaté ces objets qui pendaient autour de leur cou.

Et c’est ça que beaucoup d’entre nous voyons. Nous ne pouvons tout simplement pas accepter qu’après toutes ces humiliations, après tous ces sévices, que nous allions simplement renoncer face à ce nouveau défi. Nous refusons d’accepter la victoire d’un Empire qui pense qu’il suffit de nous humilier, de nous frapper enfant afin de venir à bout de notre culture et de notre langue.

Sauver sa langue n’est pas simple, réussir à transmettre quelque chose qui nous échappe est une mission qui nous terrifie tous secrètement, mais nous sommes toujours là, plus nombreux d’années en années à reprendre possession de ce trésor, mot par mot, exercice par exercice. Bien sûr, notre prononciation n’est pas parfaite, nous nous trompons souvent de mots ou bien de conjugaison, mais nous sommes toujours là à offrir un vaisseau à une langue qui mérite de vivre, peu importe ce qu’en disent les Empires. Nous ne laisserons pas notre langue mourir, pas tant qu’il nous restera de l’air dans les poumons.