L'Alliance française ou le colonialisme 2.0

Nous sommes en mars, c’est le mois de la Francophonie et, comme à chaque année, ce mois apporte le pire comme le meilleur dans ce que la Francophonie a à offrir. Le mot-même résonne différemment en fonction d’où on vient. On peut y voir soit le spectre d’un colonialisme qui refuse de crever, soit les efforts d’un peuple qui refuse de se faire effacer par une langue anglaise qui repeint tout dans un flegme laid et gris. Et parfois, ça pue même des deux bords.

OPINION

Fred Arnaud

3/23/202510 min read

Une femme avec un accent pointu, dans un pays qui n’est pas le sien, entre dans la salle avec un sac arborant le visage de Chirac accompagné d’une petite citation marrante. L’ambiance se relaxe d’un coup. Chaque personne présente dans la salle souffle enfin, soulagée d’être en territoire ami. Parmi les gens civilisés. Ceux qui savent parler, qui savent écrire français. Ceux qui se sont donné la mission de faire rempart à la barbarie linguistique régnant à l’extérieur.

– Où sera corrigé l’examen qu’on passe aujourd’hui ?
– Les copies vont être envoyées à Paris.

Un gros soupir de soulagement se propage dans la salle et les visages se décrispent. Enfin, un pont vers la civilisation.

– Ah bon, parce qu’ici ils sont gentils mais euh… Comment dire…
– Oui, ils ne sont pas très sérieux, renchérit une autre participante.
– Exactement, ils ne sont pas très disciplinés.

Petit à petit, le brouhaha d’auto-congratulation remplit la pièce tandis que chacune reçoit sa feuille d’examen.

On dirait une scénette absurde sortie d’un sketch raté. Et pourtant, ça s’est passé dans les locaux d’une Alliance française loin de la France, au 21ᵉ siècle, lors de l’examen d’entrée d’une formation de profs de français. Ça promet pour la suite. Si c’est ça leur regard sur ceux qui partagent déjà leur langue, imaginez ce qu’ils pensent de ceux qui ne la partagent pas. Même parler français ne fait pas de nous des civilisés à leurs yeux. Faudrait croire qu’on nous avait menti : on ne pourra jamais gagner tant qu’on ne sera pas tous Parisiens.

Mais bon, Fred, ça c’est aujourd’hui. C’est une anecdote. À l’origine, l’Alliance française n’avait sûrement pas de visées colonialistes, hein ? C’est juste une dégénérescence moderne, pas vrai ?

Ouais… ouais. Regardons ça d’un peu plus près.

Aux origines : un fusil ou un dictionnaire?

Alors, c’est qui qui a fondé l’Alliance française ? Paul Cambon et Pierre Foncin. Qui ? Un diplomate et un professeur de géographie. Deux types somme toute très respectables. Si on oublie qu’on est en 1883 et que Cambon est un acteur majeur de l’expansion coloniale en Afrique du Nord.

C’est lui qui représente la France lors des accords Sykes-Picot où on se réparti des territoires comme des morceaux de lard. Lui, qui en tant que résident général de la Tunisie, intensifie la colonisation foncière tunisienne et renforce le pouvoir français. Et comme si ce n’était pas suffisant, il joue un rôle clé dans la signature de l’Entente cordiale, qui garantit à la France le contrôle de ses « possessions » au Maroc en échangeant des concessions avec l’Angleterre.

Un modèle de diplomatie. Bon, de la diplomatie colonialiste, mais on peut pas être parfait.

Et l’autre, Pierre Foncin ? Un géographe. Déjà c’est pas un politicien. En tout cas, pas jusqu’à la fondation de l’Alliance française, après, ça se gâte un peu. Il a profité des assemblées de l’Alliance française pour prêcher la bonne parole de la « mission civilisatrice » de la France. Il dira d’ailleurs à propos de l’Algérie :

« Depuis plus de trente ans, nous avons achevé la conquête matérielle de ce beau pays ; sa conquête morale reste à faire. »

Alors, même si c’est bien gentil de sa part de dire que l’Algérie est un beau pays, le reste de la phrase est spécial. Il faut achever la conquête. Avec la langue, cette fois. Apprendre le français aux « indigènes » pour les transformer en « Français de cœur ». De gré, ou de force*.

Et devine quoi ? C’est ça, la mission première de l’Alliance française : une « association nationale pour la propagation de la langue française dans les colonies et à l’étranger ». Pas pour émanciper des peuples ou leur donner le goût des beaux poèmes. Non. Pour mieux les contrôler, les rendre plus dociles, moins rebelles, et pour les civiliser un peu en passant. Foncin avait même clairement expliqué que pour les pays de civilisation européenne parlant « une langue différente de la nôtre », il disait « il semble au premier abord que l’Alliance française n’ait point à intervenir ».

Et si vous pensez que j’exagère, non non, c’est littéralement ce qu’exprimait Foncin. Pour lui, la diffusion du français devait permettre de « donner aux indigènes des idées françaises, et les acheminer tout doucement vers l’amour de la France. » Et le pire c’est que Foncin se voyait véritablement comme un bon père de famille en disant ça. Il se disait qu’en les assimilant, on aurait moins besoin de leur donner des coups de fusil.

« L’entretien d’un instituteur coûte moins cher que celui d’une compagnie de légionnaires, et les caisses de livres et de fournitures classiques sont d’un transport beaucoup plus aisé et moins dispendieux que celui des obus et des canons. »

Voilà. Les mots pour remplacer les balles. On est gentils, on te fusillera pas, on va juste te civiliser à coups de dictionnaire. On va faire de tous ces sauvages de vrais Français.

Et en plus, la langue qui était, toujours selon Foncin « une arme, une force redoutable » permettrait d’écouler les surplus français et encouragerait le commerce. Là aussi, on ne s’en cachait pas « c’est en grande partie pour le commerce que travaille l’Alliance française et que nous l’avons fondée. »

Même Jaurès applaudissait cette entreprise coloniale et encourageait cet aspect central de la mission de l’Alliance :

« L’Alliance a bien raison de songer avant tout à la diffusion de notre langue : nos colonies ne seront françaises d’intelligence et de cœur que quand elles comprendront un peu le français. »

et « Pour la France […] la langue est l’instrument nécessaire de la colonisation ».

Et leur langue? Arf, c’est même pas des vraies langues de toute façon. Après tout, pour Foncin « la supériorité d’une langue se mesure à la supériorité du peuple dont elle est l’âme et la voix ». Que faire des Kabyles? Foncin a une réponse pour eux. Il les compare aux Bretons, Basques, Catalans ou Provençaux. Il les décrit comme « rudes, laborieux, intelligents, mais restés à demi barbares. ».

Ce ne sont pour lui que des « taches noires », et il se félicite de l’efficacité de l’école républicaine : « avec les progrès de l’instruction primaire, les taches noires s’effaceront peu à peu, et on peut prévoir le moment où la langue française sera comprise et parlée par tous les Français. » là-dessus il n’aura pas vraiment tort.

Pour lui, toutes ces langues, nos langues, ces taches noires, ne méritent pas qu’on se batte pour elles, ni même qu’on pleure leur disparition puisqu’après tout : « À quoi bon l’empêcher de périr? Il n’a même plus de caractères alphabétiques propres; il ne s’écrit pas. Lorsqu[e le kabyle] sera mort, les Kabyles ne se serviront plus que de la langue française; les montagnards de l’Aurès de même; ils s’apercevront aisément alors qu’ils n’ont point perdu au change. »

Papa Foncin savait donc ce qui était bon pour nous, les Sauvages, ceux qui n’avaient pas eu la décence de naître avec le français dans la bouche ou ceux qui étaient nés avec un français trop impur.

Aujourd’hui, des missionnaires qui ne disent pas leur nom

Dans les premières années de l’Alliance française: « [l’Alliance française] agit à [la place de l’État], là où il risquerait de se compromettre. » Depuis, la colonisation a reculé. Ni les dictionnaires, ni les symboles, ni les canons n’ont réussi à empêcher l’Afrique de s’enfuir des griffes de la France, au moins en partie (France CFA bonjour).

L’Alliance française a dû évoluer, elle n’a pas eu le choix. Mais elle n’a pas dit son dernier mot pour autant! Aujourd’hui, on compte plus de 1 050 centres à travers la planète. Et le projet civilisateur qu’elle s’était donné à sa naissance n’a pas disparu pour autant. Il faut dire qu’aucun autre pays n’attache autant d’importance et de valeur à la propagation de sa langue que la France.

Même les Américains ne s’amusent pas à dépenser leurs dollars pour aller apprendre comment on mange un bon burger à des Suédois ou pour placarder la statue de la liberté dans des salles de classe. Ils ne sont pas blancs comme neige, c’est sûr. Mais ils ne sont pas là à paranoïer sur la propagation de leur langue.

Alors, qu’est-ce qui a changé depuis ? Pas grand-chose. L’Alliance française, c’est encore et toujours une tentacule culturelle du Quai d’Orsay. Une belle vitrine de la France à l’étranger, financée et encouragée, entre autres, par le ministère des Affaires étrangères. Parce que pour la France, l’héritage culturel c’est important. Les combats linguistiques aussi. Faites-moi pas rigoler.

Quand Macron débarque en Louisiane pour chanter les louanges du fait français en Amérique du Nord, c’est avec émotion, en célébrant ceux qui résistent encore et toujours à l’extinction programmée que voudrait imposer sur eux un Empire. Et un peu plus tard, il va parader devant l’Académie française et déclare que les langues régionales sont et ont toujours été un facteur de division. Curieux.

La Louisiane, ça fait exotique dans les photos officielles. Mais le breton, l’occitan ou le corse ? Ça, c’est du folklore pour ploucs. On n’est pas très loin des taches noires de Foncin en fait.

L’héritage culturel, les traditions, les luttes linguistiques, c’est beau. Mais seulement quand c’est pour perpétuer la tradition missionnaire de la France. Ah, et si vous pouviez parler notre français, celui des gens propres, ce serait mieux.

La détresse des peuples ça fait vendre

Parce que la francophonie, pour eux, c’est la France. Pas la Wallonie, pas le Québec, pas la Louisiane. Tous ces francophones d’Outre-mer, vus comme des patoisants exotiques. La francophonie, c’est Notre-Dame, la tour Eiffel et la baguette. Point final.

On le voit bien quand on regarde leur programmation dans des lieux qui ont pourtant une culture francophone. On voit pas la culture locale, on voit des petits croissants et la tour Eiffel. C’est comme ça qu’on corrige les déviances. Ça leur fait une belle jambe aux Manitobains de voir Amélie Poulain et Ratatouille. Et apprendre ce que veut dire « chelou » et « gadjo » à des Cadiens? Ça c’est sûr, ça va les aider à être fiers de leur héritage, c’est juste pas le bon.

Ils en ont rien à crisser des populations locales, ils font venir leurs profs de l’Hexagone. Et les directeurs des Alliance françaises? Vous croyez qu’ils les sortent d’où? Des petits fonctionnaires parisiens qui viennent chasser l’aventure et le dépaysement avec leur gueule d’évangélistes.

L’Alliance française ne diffuse pas la langue française par bonté de cœur. Elle exporte un modèle culturel centralisé. Un modèle qui n’a que faire des francophonies périphériques. Au Québec, en Louisiane ou ailleurs, on ne célèbre pas leur résilience, on les remplace. On leur enseigne un français « plus propre », plus chic, plus français, bref, une langue plus convenable qui aura le mérite de les faire sortir de leur bayou puant.

Et après ils se targuent, encore, d’être le sauveur de ces peuples là? D’être la main tendue qui va les empêcher de disparaître? Non. Y’a une chose dont il faut se souvenir, les Français ça n’aime pas la variété, ça aime quand c’est bien lisse, bien uniforme, d’accord? Pourquoi est-ce que tu crois qu’ils passent leur vie à humilier ceux qui osent encore parler français « avec un accent »? Comme si cette bande de bourgeois mal dégrossis n’avait pas d’accent eux aussi. Et pourtant, les voilà en Louisiane, se targuant d’enseigner le français (avec un accent bien pointu) à un peuple qui ne pourrait pas être plus différent des enseignants qui se félicitent de leur apporter la Civilisation.

Ils n’ont jamais voulu sauvegarder les cultures francophones. Ils veulent les Franciser avec un F majuscule. La seule culture qui compte, c’est celle qui se mange avec des cuisses de grenouille et un petit verre de rouge. Le reste ? C’est bon pour la carte postale.

Et ils osent encore nous vendre ça sous l’étiquette de la diversité culturelle, sous la houlette du combat linguistique et de la résilience. Le pire ? On applaudit.

Faut dire que les idiots utiles ça a toujours plu à la France, elle a toujours aimé les Foncin, Cambon et Jaurès de ce monde, trois pantins d’origine occitane qui expliquent au reste du monde qu’il est important d’être civilisé, important de bien parler français. Le français ça lave les taches.

Arrêtons d'applaudir

Alors, la prochaine fois que la France arrive pour applaudir la Francophonie, qui parle d’un grand projet d’union, souvenez-vous : c’est un projet de colonisation qui ne dit plus son nom.

La France elle en a rien à crisser de votre culture, de votre combat linguistique, ça l’emmerde tout ça, et si vous vous amusiez à faire ces petits jeux chez elle, vous vous retrouveriez rapidement avec un symbole autour du cou ou avec votre tête dans un musée.

Parce que derrière chaque discours bien léché sur la « diversité linguistique », il y a toujours un Foncin quelque part, prêt à faire passer sa « conquête morale » pour de la culture et des opportunités d’emploi.

Et nous, pendant ce temps, on continue à parler notre français. Notre parlure de Québécois, de Cadiens, et d’Acadiens. Celle qui n’a pas Franc CFA dans son dictionnaire.

*« La conquête matérielle n’est rien sans la conquête morale. Les indigènes placés sous notre protectorat ne pourront devenir Français de cœur que s'ils ont appris à parler notre langue. »

Sources: