Une langue qui ne sort pas de la maison, c’est une langue qui s’éteint
Peut-on vraiment sauver une langue qu’on garde pour soi ? Si elle ne sort jamais du salon ou de la cuisine, elle finira dans un musée. Trop de langues meurent d’avoir été gardées pour les intimes. Une langue qu’on cache finit toujours par disparaître.
Jeanne Durrieu
4/21/20255 min read


Pour la plupart d’entre nous, notre langue ancestrale est quelque chose d’intime, quelque chose réservé à ceux qu’on aime et qui nous aiment. Que ce soit celle de notre grand-mère, de nos parents ou même de nos frères et sœurs, notre langue ancestrale touche directement au fondement même de notre identité. Cette langue était celle que parlaient nos ancêtres au coin du feu, celle avec laquelle les bébés étaient aimés, une langue du cœur.
Le piège de l’amour
Et si c’était cette même intimité, cette douce exclusivité qui était le signe que notre langue était sur le bord de l’extinction? En effet, un des facteurs qu’utilise l’UNESCO pour jauger de la vitalité d’une langue est le lieu dans lequel cette langue est parlée. Si une langue est parlée à l’extérieur, que ce soit à l’épicerie, dans la rue, à l’école ou dans le parc, il reste un espoir. C’est le signe que cette langue n’est pas au stade terminal. Mais si une langue ne s’entend qu’entre les murs d’une maison, entre membres de la famille proche, il n’y a que peu d’espoir pour cette langue. Et la prochaine étape est la disparition pure et dure.
Mais pourquoi? Tout simplement parce que dès qu’une langue n’est plus utilisée pour communiquer avec les membres de la communauté, une langue a perdu son utilité première. Et, il va sans dire que si l’intégralité d’une communauté se résume à quelques membres d’une famille, la suite ne s’annonce pas bien. Une langue, au même titre qu’une culture, existe pour lier une communauté, pour lui permettre d’échanger des idées, de partager ses connaissances et de créer un univers commun.
Même si on ne voit pas la langue d’un point de vue utilitaire, la plupart de ceux qui parlent ou apprennent une langue le font dans un but précis : communiquer. La preuve en est que très peu de personnes apprennent l’akkadien ou le latin. Et ceux qui le font le font souvent dans un cadre scolaire, aucun n’a véritablement le désir de l’utiliser dans leur vie quotidienne ou l’ambition de penser dans cette langue. Et aucun d’entre eux ne compte transmettre cette langue à leurs enfants. Une langue qui ne sert plus à communiquer ne sert plus à grand-chose, à part peut-être nommer des araignées et lire des tablettes d’argile.
Loin des yeux, loin du cœur
Une autre raison qui fait qu’il est si dangereux pour une langue de se cantonner à l’intérieur d’un foyer est que la langue devient alors invisible pour ceux et celles qui n’ont plus personne chez eux qui parlent cette langue. Et il devient facile de croire que cette langue a déjà disparu.
Comment les jeunes générations peuvent-elles comprendre que cette langue existe (encore)? Comment deviner qu’elle a suffisamment de mots pour exprimer toutes les réalités du quotidien et qu’elle a la même valeur que la langue majoritaire qui a colonisé leur esprit? La logique voudrait que si une langue se cache, elle vaut moins que celle qui s’exhibe au quotidien. Mais surtout, comment l’apprendre si personne ne la parle et si tout le monde ne la partage qu’en petit comité derrière des portes closes?
Même pour ceux qui avaient cette langue comme langue maternelle, ne pas voir ni entendre leur langue leur fait oublier jusqu’à la voix de leur mère. Je ne compte plus les fois où j’ai vu des gens réfléchir, chercher les mots d’une langue qui est pourtant la première qu’ils ont maîtrisée. Loin des yeux, loin du cœur. On oublie une langue qu’on ne pratique pas ou peu. On ne peut pas la faire évoluer et on ne peut surtout pas aimer une langue au point de se battre pour elle si on ne la voit que dans quelques phrases toutes faites lors de longs repas de famille.
Une langue doit être vue, ceux qui la parlent doivent pouvoir en être fiers, la voir, se souvenir de son existence. Et ceux qui ne la parlent pas doivent la remarquer, comprendre la culture à laquelle appartient ce territoire pour peut-être l’apprendre par la suite.
Mais attention : la visibilité ne suffit pas
Bien sûr, il ne suffit pas de quelques panneaux dans notre langue pour la maintenir en vie. Les chiffres du breton, plus déprimants d’année en année, en sont un cruel rappel. Même lorsque les panneaux sont tous bilingues, cela ne garantit pas la pérennité de la langue, malheureusement. Mais on peut malgré tout penser que la présence de la langue bretonne dans l’espace public à permis à beaucoup de comprendre qu’il s’agissait là d’une langue qui avait sa place aux côtés du français, sur un pied d’égalité, qu’ils ont permis à beaucoup de célébrer une langue qui aurait autrement pu être oubliée ou reléguée au rang de folklore.
Mais encore faut-il que ceux qui voient cette langue sur des panneaux la connaissent, la comprennent ou l’apprennent. Encore faut-il qu’ils aient envie de l’apprendre et de la parler, faute de quoi ces panneaux ne sont que symboliques et deviennent la stèle funéraire d’une langue trop peu parlée, trop faible pour continuer à survivre.
Là où l’enjeu est grand est lorsqu’on veut passer de la langue des panneaux à la langue qu’on a dans la bouche. Mais comment? Je vous avouerais que cette question tourne encore dans la tête dans tous ceux qui sont impliqués dans des projets de revalorisation, et que personne n’a encore de réponse. Il n’y a rien de plus difficile que de remettre dans la bouche des gens une langue qui s’en est échappé.
Une langue visible, mais banale
Une langue ne doit pas seulement être visible dans l’espace public, il faut aussi qu’elle soit parlée et ce dans des buts quotidiens. C’est bête à dire, mais il ne peut rien arriver de mieux à une langue que d’être banale. En effet, ça peut sembler contradictoire, mais il faut avouer que ni vous ni moi n’y pensons à deux fois avant de parler dans la langue majoritaire qu’on maîtrise (que ce soit le français, l’anglais ou l’espagnol). Cette langue, qui n’est pas toujours notre langue maternelle (ce qui est de moins en moins vrai pour les jeunes générations), est malgré tout naturelle pour nous. Souvent, les mots de cette langue parasitent notre langue maternelle si on n’y fait pas attention. On le voit d’ailleurs avec la jeunesse québécoise ou parisienne qui doit faire un effort pour ne pas barioler leurs phrases de mots en anglais.
Une langue devenue banale est une langue qu’on utilise instinctivement, une langue à laquelle on n’a même plus besoin de réfléchir, une langue par défaut. Alors si vous aimez votre langue et que vous voulez qu’elle perdure, il faut qu’elle devienne banale, naturelle; qu’elle s’affranchisse de la sphère privée où les langues majoritaires ont essayé de la cantonner. C’est dur d’aller à l’encontre de son instinct, de cette gêne qui nous interdit de parler notre langue en public, peut-être par peur de ne pas être compris sur son propre territoire, peut-être par honte. Mais si on aime sa langue, on se doit de la parler, de la partager et parfois même, de l’imposer.
Car, il ne faut jamais l’oublier, une langue qui ne sort pas de la maison est une langue qui s’éteint. Et pire encore, une langue qu’on ne parle pas est une langue déjà morte.
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